Sylvain Tesson « La vie de Lawrence d’Arabie ressemble à un ride à moto »
Publié le 20/09/2022• Par Sylvain Tesson
Sylvain Tesson nous livre son expérience et son ressenti sur son récent road trip à moto au Moyen-Orient, sur les traces de Lawrence d'Arabie, en exclusivité pour AXA Passion :
Thomas Edward Lawrence, passé à la postérité sous le nom de Lawrence d’Arabie pour son action déterminante dans la Révolte arabe durant la Première Guerre mondiale, fait partie des inspirations de l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson. Ce dernier relève le goût de l’aventurier britannique pour le nomadisme et la vitesse, qui ont marqué son existence. À Damas, l’une des étapes-clés de son voyage à moto sur les traces du héros d’Aqaba, Tesson se livre à une réflexion sur la démarche de Lawrence.
« J’aime l’aventure, et Lawrence est au carrefour de l’aventure, de la littérature, du voyage, de la folie. Le métier des armes, le métier des arts… Il est parti pour fédérer les troupes arabes, chasser les turcs du Moyen-Orient… C’est fantastique, c’est une trajectoire. Je suis parti sur ses traces en prenant avec moi une édition récente de son livre, « Les Sept Piliers de la Sagesse » traduite par Eric Cheddai. C’est un livre majeur, une grande stèle littéraire du XXᵉ siècle. Ce n’est pas un ouvrage de motocyclette, mais d’aventure militaire pour la liberté. Lawrence m’inspire. Ce qui m’intéresse chez lui, c’est qu’il y a une coexistence sur le plan de l’aventure physique, l’aventure musculaire, et l’aventure de l’esprit. C’est rare. Certains considèrent qu’un intellectuel doit être un peu débile physiquement et qu’un sportif, un motard, doit être un petit peu abruti intellectuellement, alors que les anglo-saxons, et la figure de Lawrence le prouve, marient les deux, dans l’ordre de l’esprit et dans l’ordre de l’action. Lui, il ne peut pas s’empêcher de monter sur sa moto, sur sa bicyclette ou sur un chameau plus tard, tout en pensant à la littérature. Prenons pour exemple la manière dont il a procédé pour aller fédérer la révolte arabe. Il écrit : “ J’avais lu tous les livres, Clausewitz, les campagnes de Napoléon, la tactique d’Hannibal, j’avais étudié les guerres de Bélisaire. “ D’abord les livres, donc, puis il va transcrire sur le terrain tout ce qu’il a appris.
On a beaucoup tendance à penser que la valeur profonde et philosophique d’un voyage repose sur la contemplation. Le voyage comme un raid, rapide, comme un « rezzou » où on fonce sur les choses, vous oblige à capter tous les chatoiements de la vie. Lawrence d’Arabie avait un remède contre l’hypertension de ses nerfs et de son intelligence : il avait porté sa considération du monde à un tel degré d’effervescence et à une telle tension, qu’il était obligé à un moment de demander à la route, à la vitesse, de laver toute la tension de son être. Et la motocyclette lui a servi à ça. Il raconte souvent, dans sa correspondance, qu’il se sert de la motocyclette comme d’une espèce de lavement de l’hypertension qui est en train de le faire entrer en fusion. Il met les gaz, et il fend la route…
Il faut réhabiliter cet usage du monde fébrile et se livrer à une sorte de célébration de la vitesse. Car il n'y a pas de rapport proportionnel entre la vitesse de déplacement et la profondeur des sentiments que l'on collecte, des émotions qui vous traversent, des réflexions qui naissent, la pensée ordinaire. L'opinion commune laisse croire que l'on acquiert une juste considération des choses en prenant le temps de les observer, de les approfondir. Or, ce n'est pas vrai. Il n'y a pas de théorie générale en la matière, mais seulement des cas d'espèce porte-parole d'une nature humaine, disparate et singulière. Un contemplatif hermétique pourrait ne rien éprouver. Et a contrario, un homme pressé fusant dans les hauts lieux pourrait tout en retenir. Pas de règles, c'est la disposition intérieure et particulière qui fera la différence.
Thomas Edward Lawrence et d’autres ont chanté les vertus de la vitesse et les futuristes italiens en ont fait un art. Et moi, je voudrais en faire un instrument de voyage et de la compréhension des choses et montrer qu'en se précipitant, on s'oblige à se mettre en état de veille de surtension. Les sens aux aguets, l'esprit concentré et cet éveil hyper lucide permet de moissonner autant de beauté que la longue gestation contemplative devant le spectacle du monde. Le voyage rapide devient alors une rafle, une moisson, une razzia pour la vitesse et la navette, comme on dit, de cet instrument de bois.
La vie de Lawrence d’Arabie ressemble à un ride à moto, c’est un météore. Il traverse la moitié du XXᵉ siècle. Il finit mal d’ailleurs, il arrive dans le fossé, mais il porte l’empreinte du génie. Son génie est un mélange d’inspiration politique, de goût du nomadisme aussi. Il dit, dans les Sept Piliers de la Sagesse, “ le nomadisme était notre morsure“. Il ne peut pas s’en empêcher : il est sur la route, il fédère les hommes, et son mouvement va créer la libération. C’est fantastique. »
Retrouvez les étapes du roadtrip moto sur les traces de Lawrence d'ArabieSylvain Tesson et Thomas Goisque, 20 ans d’aventures à moto