La Moto de Monsieur de Seynes
Publié le 09/01/2025• Par Thierry Traccan
La Moto d’Éric de Seynes, elle n’est pas anodine, mais bien diverse et variée. Riche de valeurs et d’histoires. Riche de sens du coup. La Moto d’une vie qu’il va nous partager lors du prochain salon Rétromobile, à l’occasion d’une exposition lui étant intégralement consacrée, imaginée par AXA Passion et en partenariat avec Rétromobile. L’occasion pour nous de comprendre la force d’engagement de cet homme inspirant.
Éric de Seynes pose sur la Ténéré 700, moto dont il a guidé au plus près le développement.
Éric, il parait qu’on va voir de la moto au prochain salon Rétromobile ?
Depuis l’an passé, l’organisateur a mis en place une démarche pour donner une possibilité à la moto de trouver sa place sur ce salon, ce qui je crois est extrêmement positif, et c’est la première fois que je les vois faire par conviction. Auparavant, c’était plus par opportunité, là, c’est par conviction. Romain Grabowski, qui est le commissaire général, est vraiment convaincu que le territoire moto classique partage des valeurs fortes, et un gros intérêt pour les visiteurs qui aiment découvrir le hall réservé aux motos.
La manière dont les organisateurs gèrent cet événement est très complémentaire du salon Moto Légende, et avoir cet espace à Paris, je trouve ça super. L’an passé, l’exposition consacrée à la saga Monneret était très sympa, et, dans la foulée, Romain et Christophe Pinon (le directeur commercial) m’ont proposé de prendre la suite de l’exposition moto pour 2025. Je préfère toujours voir mes motos sorties, je les trouve toujours plus belles quand elles prennent l’air plutôt que lorsqu’elles sont dans mon garage.
La Laverda 750 SF de Pierre de Seynes, un témoignage de l’héritage familial.
La présence moto est forte sur ce salon ?
La configuration de la Porte de Versailles permet de réserver des modules dédiés : le hall 2 sera exclusivement consacré à la moto. Tu t’aperçois que les passionnés d’automobiles, soit de sport soit de classique, sont des gens qui ont un vrai intérêt pour la moto. Le visiteur de Rétromobile est non seulement curieux, mais plus souvent admiratif de notre univers. Donc notre présence est complètement légitime.
Quels modèles vas-tu nous partager Porte de Versailles ?
Je leur ai laissé le choix du thème, et Christophe a été clair : il m’a dit qu’il ne souhaitait pas une exposition de belles motos, mais de réunir celles que j’avais envie de partager. L’idée n’est pas de faire une exposition sur l’industrie moto, mais sur ces modèles qui ont accompagné mon parcours. C’est très personnel, et je dois dire que j’ai eu à réfléchir pour proposer quelque chose d’authentique. Déjà, il a fallu définir le nombre de modèles, ils en voulaient dix-huit, finalement, il y en aura vingt-cinq.
Je leur ai proposé d’organiser l’expo autour de six thèmes : mes débuts, mes inspirations, mes idoles, mes frères de route, mes pilotes, et ma contribution à la moto. Tu as ces six pôles, plus une voiture que j’ai choisi d’exposer pour faire un clin d’œil à Rétromobile, une voiture dont je possède un des deux derniers exemplaires, c’est une Cognet de Seynes, oeuvre de mon grand-oncle Édouard de Seynes… C’était un ingénieur plus qu’un commercial, d’ailleurs j’ai retrouvé en fouillant un jour dans les papiers familiaux une note de son épouse qui écrivait : « Édouard a vécu de sa passion mais il ne nous en a pas fait vivre » (rires)… Et dans les mêmes notes liées à mon oncle, un mot de monsieur Berliet qui était Président de la chambre syndicale des constructeurs et remerciait mon oncle pour son apport au secteur automobile par ses nombreux brevets déposés. Il y aura donc une voiture, les motos de Papa…
La Yamaha TZ 350 avec laquelle Jarno Saarinen remporta l’épreuve de Daytona (Floride/USA) en 1973.
… Donc pas que des Yamaha ?
Ah non, les BMW et Laverda de Papa, et mes premières motos, avec ma première mobylette, une 103 Peugeot, puis ma 100 Kawa, ma 125 Honda du Challenge, ma 250 XLS Honda du Dakar… ça ce sont les motos de mes débuts. Ensuite, on va enchaîner avec, par exemple, une 500 usine d’Agostini, la 350 de Saarinen de Daytona, la 750 championne du monde de Patrick Pons, la 500 Sarron de 1989, la 500 H1 de Christian Ravel, le premier pilote à m’avoir signé un autographe… À chaque fois, il y aura entre quatre et cinq motos par catégorie.
Éric avec son père, Pierre de Seynes, ici au guidon de sa Laverda.
Celles de tes champions, par exemple ?
Parmi les motos de ceux auprès de qui je me suis vraiment investi, on retrouvera les YZF 450 de Romain Febvre et de Maxime Renaux, la 450 du Dakar d’Adrien Van Beveren, et puis la R1 championne du monde Superbike de Toprak Razgatlioglu. Pour Toprak, j’ai encore le souvenir très frais de notre rencontre, c’était aux 8 Heures de Suzuka, au Japon. Kawasaki avait décidé de la laisser sur la touche, et je voyais que ça l’énervait, alors je suis allé le voir pour lui dire : « sache que si ton constructeur ne veut pas te faire rouler, j’en connais un qui te ferait rouler avec plaisir ». C’est comme ça qu’on l’a eu, à l’orgueil.
Et tes contributions ?
J’ai fait le choix des modèles sur lesquels j’ai été vraiment impactant : la Virago 125, la Ténéré 700, la R1 1998. Ces trois motos, sans aucune prétention, si je n’avais pas été là, elles ne seraient pas sorties telles que nous les connaissons, et je le dis en prenant pour témoins tous ceux qui ont été concernés par l’un ou l’autre de ces développements. Elles seraient sorties ces motos, mais ça aurait été autre chose. Pour compléter cette collection, il y aura la 535 Virago Hermès et la V-Max Hermès (des séries spéciales qui permettent de mélanger les deux univers d’Éric de Seynes, sa passion de la moto enrichie d’une histoire familiale avec la marque de luxe, Éric étant à ce jour Président du conseil de surveillance d’Hermès et Président de Yamaha Europe, NDLR.).
Tu seras présent physiquement du 5 au 9 février pour faire vivre ton expo ?
Oui, je serai là, parce que pour moi l’intérêt tient dans le partage. Sortir mes collections du garage et raconter leur histoire, la petite et la grande histoire, échanger, se rencontrer. Voilà l’intérêt, sinon, ça n’a pas trop de sens.
Ce goût, cette envie, ce besoin de la collection, tu le gères comment ?
Je suis rentré dans une accélération de ma collection, et partant de ma ligne directrice intangible qui veut que tout argent provenant de Yamaha doit être réinvesti en motos. Étant parti à la retraite opérationnelle, j’avais des stocks options dont j’ai pu me séparer cette année pour tout réinvestir en motos. En fait, je me suis rendu compte que nous ne sommes pas beaucoup en France à pouvoir essayer de protéger ce patrimoine et à être capables de mettre sur la table 50 000, 80 000 ou 100 000 euros pour acheter une moto dont la valeur est d’abord un élément culturel et historique, et l’empêcher ainsi de rejoindre une collection privée en Argentine ou un musée en Allemagne.
Une fois que tu as fait ça, que tu as passé ce cap, quand tu es capable de le répéter plusieurs fois, tu dois pouvoir en faire quelque chose. Si c’est pour la protéger égoïstement, ça n’a pas de sens. J’ai un autre projet pour elle, et pour toutes les autres, quelque chose de très ambitieux. Peut-être trop ? Mais ça ne fait rien, je crois qu’il faut être très ambitieux, même si je ne peux pas vous en dire plus pour l’instant…
Tu as combien de motos dans ta collection ?
Entre 250 et 300 motos, et la grande caractéristique de ma collection, c’est que toutes mes motos sont roulantes, prêtes à prendre la piste ou la route !
Ton âme de collectionneur, elle te vient d’où ?
Je pense que ça vient du fait que j’ai eu la chance, ou le poids, d’avoir dans mon héritage des gens assez incroyables. Que ce soit dans la spiritualité avec Eugène Casalis qui était un missionnaire en Afrique du Sud et qui a réussi à négocier l’existence du Lesotho face à l’empire britannique, Maurice de Seynes héros de l’escadrille Normandie-Niémen, Jules de Seynes premier député du Gard dans la Première République… J’ai eu des figures qui ont contribué, m’ont marqué. Quand tu es dans cette hérédité, ça t’impose le respect du passé, parce que tu mesures à quel point il est puissant. Cette éducation t’amène à respecter dans ta passion ce qui a été fait avant toi, c’est un écho naturel. Et puis après tu as le ressort affectif pur, ta Madeleine de Proust, tes premières images, tes premières émotions. C’est un mélange.
Une passion née fulgurante, ici adolescent avec sa Kawasaki 100 G7.
Savoir d’où l’on vient pour mieux dessiner où l’on va…
Exactement. Regarde, il y a un truc qui me tue, le conservatoire qu’on a mis en place au Japon chez Yamaha avec tous nos modèles de série, le nombre de fois où il m’est arrivé de prendre de jeunes ingénieurs pour leur mettre les fesses sur une DTF (trail du milieu des années 70) en leur disant : « vous voyez, ne me dites pas qu’un trail a forcément une immense hauteur de selle ! Arrêtez de me dire que c’est impossible ! » Mais si je ne les avais pas emmenés, il ne serait jamais venu découvrir tout l’historique. Il y a des choses à puiser dans le passé, il y a des choses très malines, on doit respecter ce qui a été fait. J’essaye d’être un passeur, et être un lien dans une chaîne familiale qui te dépasse, je trouve ça sympa.
As-tu un peu plus de temps à lui consacrer depuis que tu as quitté la Présidence de Yamaha Europe ?
D’abord, la seule fonction que je n’ai pas encore quittée, c’est la Présidence Générale, parce que je suis encore au board. Mais dans la réalité opérationnelle, le vrai rôle de Président exécutif c’est le titre de directeur général, et celui-là je l’ai quitté. Pourtant, j’ai le même niveau d’activités, mais je le mets au service de causes plus qualitatives. Je n’ai pas plus de temps, mais j’ai du temps qui me permet de consacrer de l’énergie, du jus de cerveau, à des opérations plus premium. Je suis en appétit de faire tout ce que je n’avais pas le temps de faire. Je suis très heureux, même si ma femme dit que ma retraite est une supercherie (rires).
Jean-Claude Olivier, emblématique patron de Yamaha France, fait partie de ces hommes qui ont marqué le parcours d’Éric de Seynes.
Dans tes collections, quels sont les modèles qui te manquent encore, un peu, beaucoup, à la folie ?
Il te manque toujours la moto d’après. Telle que je le conçois, c’est vivant une collection. Au départ mon essentiel, c’était soit mes motos, soit les motos de Papa, soit les motos d’usine Yamaha. Aujourd’hui, beaucoup de propriétaires m’ont identifié, et c’est un problème, parce qu’ils considèrent que le prix que j’achète, c’est le prix du marché. Le marché est tellement étroit que ce n’est pas facile de déterminer un prix. Ce que j’apprécie, ce sont ces collectionneurs qui me contactent en me disant « je ne te force à rien, mais vu le soin que tu apportes à tes motos, si je la vends je préférerais que ce soit à toi ».
Tu dis que ta collection est vivante, pourtant tu ne revends jamais les motos que tu achètes ?
Non. Bon, là, j’ai un doute parce que j’ai une moto que j’ai en triple, parce qu’il y en a avec lesquelles j’aime rouler, avec le risque de la casser, ce qui n’est surtout pas le but. Donc en ce moment j’ai confié au YART (l’équipe officielle Yamaha représentant la marque en championnat du monde d’Endurance, NDLR.) de me fabriquer une réplique, copie conforme, avec les pièces usines retrouvées au Japon, pour pouvoir rouler sans risquer de briser l’original, en l’occurrence ici l’OW1 full factory de Pirovano.
Éric De Seynes en quelques mots
Si un chat est supposé avoir sept vies, il aura suffi d’une seule à Éric de Seynes pour en vivre tellement plus ! Issue de la 6ᵉ génération des fondateurs de la maison Hermès, aujourd’hui Président du conseil de surveillance de ce groupe resté familial, Éric de Seynes aura réussi l’exploit de se construire en parallèle, sans jamais se détourner de la charge et du devoir de son histoire familiale, une vie au destin tout personnel, guidée par une passion totale pour la moto. Là ou bien d’autres auraient pu se satisfaire de cette étoile illuminant un berceau doré, lui est allé plus loin que la facilité, que l’évidence supposée, réussissant une fantastique carrière dans le monde de la moto. Comme il nous le livre dans son interview, il y aura exercé tous les métiers, jusqu’à compter parmi les personnalités les plus influentes du monde de la moto, portant par exemple parmi ses nombreuses casquettes, celle de Président de l’IMMA (l’association internationale des constructeurs de deux-roues motorisés). À 64 ans, dégagé depuis 2023 de ses obligations opérationnelles chez Yamaha (il conserve le titre honorifique de Président de Yamaha Motor Europe), Éric de Seynes entend désormais profiter d’un temps « qualitatif » pour contribuer avec toujours plus de pertinence au développement de la Moto, avec un grand M.
Quelles sont les liens, filiaux, que tu vois entre les modèles du passé et les motos actuelles ? Les roues sont toujours rondes mais à part ça ?
Ah non, ce serait trop réducteur. Tu t’aperçois qu’on a expérimenté énormément de choses dans les années 70, 80, 90, pour finalement reconnaître qu’il n’y avait pas mieux qu’un cadre Deltabox et une fourche inversée. Tu t’aperçois que les motos d’aujourd’hui évitent certains égarements parce qu’il y a déjà eu par le passé d’autre tentatives infructueuses. Tu apprends du passé pour construire le présent. Après, peut-être qu’un jour on connaîtra une révolution ?
Éric, quel métier dans la moto aurais-tu aimé exercer ? Pilote professionnel ?
Pilote, c’était mon rêve de départ. À 13, 14 ans, c’était mon rêve. Mais je crois que j’ai toujours été lucide. Quand j’ai fait ma compétition Guidon Shell qui était un petit machin, j’ai vu que je terminais 3ᵉ et pas 1er, je me suis dit « si avec les gars du quartier je ne gagne déjà pas, ça va être compliqué », donc j’ai changé mon fusil d’épaule, avec l’idée en tête d’être pilote de développement. C’était plus pour moi.
Mais je suis immensément redevable à la moto, parce que je crois que j’y ai fait quasiment tous les métiers, excepté celui de concessionnaire. J’ai été mécano, team manager, pilote, pilote de développement, organisateur de salons, de courses, de championnats, j’ai été éditeur, président de la CSIAM, de l’association des constructeurs… Ça m’a aidé à développer une expertise de la moto en n’étant pas mono expérience, et aujourd’hui, ça me permet de discuter avec un éditeur, un pilote, un team manager ou un mécano, en sachant comment il pense. Donc, ça m’a aidé formidablement pour fédérer un projet, quel qu’il soit.
Pilote émérite, Éric de Seynes se montre très à l’aise derrière un guidon… ou un volant.
D’ailleurs, à l’heure de Rétromobile, tu préfères quoi, le milieu de l’ancienne ou des modernes ?
Non, pour moi il n’y a pas plus d’anciennes que de modernes, j’ai toujours considéré que le piège c’était de se croire inféodé à une strate. Par exemple, j’ai moins pratiqué le motocross que la vitesse, et aujourd’hui, j’aime autant les deux. Cette année je n’ai pas pu me rendre sur un GP de motocross, et je peux te dire qu’ils me manquent mes mecs. Pour moi le moteur c’est le même, et ce que j’aime, c’est le moteur de l’engagement absolu. C’est ça que j’aime sentir chez les gens, peu importe la discipline, l’époque, tout est bon du moment que c’est sincère. Je suis incapable de sectoriser, l’ancien sert le moderne et le moderne est un écho au passé, basta, il n’y en n’a pas un mieux que l’autre, chacun contribue. Mais il faut qu’il contribue.
Visuels : © Collection privée Éric de Seynes